Publicité

L’écrivain François Weyergans se souvient de son ami Jorge Donn

Le Béjart Ballet Lausanne ressuscite dès ce week-end l’ange de Buenos Aires, pour lequel Maurice Béjart a conçu plusieurs pièces. A cette occasion, «Le Temps» a demandé à François Weyergans, ami de toujours du chorégraphe, d’évoquer Jorge Donn

Le danseur, «acteur-né» selon Béjart, incarne Nijinski, en 1990 à Paris, dans «Nijinski, clown de Dieu». — © Keystone
Le danseur, «acteur-né» selon Béjart, incarne Nijinski, en 1990 à Paris, dans «Nijinski, clown de Dieu». — © Keystone

«Et les accidents de chemin de fer, Seigneur», demandait Jean Cocteau à Dieu le Père, «comment expliquez-vous les accidents de chemin de fer?»

Réponse de Dieu le Père: «Les accidents de chemin de fer, ça ne s’explique pas, ça se sent.» Cette phrase que j’ai dû lire à l’âge de 12 ou 13 ans, surpris et impressionné, me semble encore aujourd’hui une excellente façon de s’en sortir quand il s’agit de quelque chose qui reste quand même assez mystérieux: pourquoi des interprètes, acteurs, chanteurs, danseurs, nous fascinent-ils et d’autres non?

J’y pensais en regardant sur Internet l’affiche de l’actuel spectacle du Béjart Ballet Lausanne: soirées Gustav Mahler, avec une photo de Jorge Donn. En plus petit et moins lisible, on lit «Hommage à Jorge Donn», j’y reviendrai. En plus petit encore, le nom du chorégraphe… Sur la photo, le danseur Donn, dans un élégant costume trois pièces, lève les bras dans un geste familier aux hommes politiques mais qu’il rend plus attirant grâce à une inflexion des coudes, aux deux mains plus généreusement ouvertes et à un visage qui ne cherche pas à séduire. Ce n’est qu’une photo, le centième de seconde d’un corps en mouvement, mais on devine tout de suite le grand interprète. Maurice Béjart, faisant passer des auditions pour engager de nouveaux danseurs, me disait: «Ils se donnent un mal de chien, ils travaillent des solos difficiles, mais je les juge déjà dans les quelques secondes de leur entrée en scène. On voit tout de suite…» (Il avait fait mieux, il avait engagé une danseuse rien qu’en lui demandant son nom, en effet irrésistible: «Krystyna Schubert-Wagner…»)

A 16 ans, Donn aussi avait passé une audition et fut refusé. C’était à Buenos Aires. Il était le fils d’un couple de Russes émigrés. Il s’appelait Itovitch. Donn, c’est le nom de sa mère. Il prit le bateau (un voyage aller simple), arriva à Bruxelles et, tenace, finit par entrer dans la compagnie. Béjart le distribua dans le corps de ballet, plutôt au fond de la scène, le fit danser sur de la musique folklorique mexicaine (ça s’appelait Fiesta) et, deux ou trois ans plus tard, le révéla en Roméo sur la musique de Berlioz. A la création de Roméo et Juliette, Donn (nous l’appelions Donn, il n’aimait pas qu’on prononce mal Jorge) ne dansa pas la première, réservée au virtuose Paolo Bortoluzzi, plus ancien dans la compagnie, mais Béjart fit venir ses amis à la vraie première selon lui, celle de Donn…

Pourquoi fut-il cet immense danseur, comment le devint-il? Il avait un squelette fait pour la danse. C’est le squelette qui compte, pas la chair. C’est le squelette qui permet à la lumière de sculpter le corps. Un corps puissant. Quand il agonisait dans un ancien hôtel devenu une clinique à Lausanne, les infirmières des soins palliatifs s’étonnaient de sa force, ne comprenaient pas pourquoi il ne mourait pas. Nous étions quelques-uns autour de ce lit qui deviendrait son lit de mort (c’était le sida). Elles nous ont dit: «Il faut lui dire qu’il peut mourir.» Son corps se soulevait en d’incroyables soubresauts. Les autres n’ont pas voulu, je me suis dévoué, je suis allé lui dire à l’oreille qu’il pouvait mourir s’il le voulait. Il écoutait des musiques de son enfance, des cassettes de tangos et de milongas. Dans le couloir, son médecin se tordait les mains: «Quel échec de la médecine!» J’ai répondu qu’il ferait plus tard des conférences là-dessus, mais qu’il fallait abréger les souffrances de Donn. Il rentra dans la chambre et tourna quelque chose dans la perfusion. Donn mourut le soir même et, toute la nuit, Maurice Béjart regarda avec moi des vidéocassettes: c’était le corps glorieux de Donn, dansant tant que des images pourront être vues sur un écran.

Je suppose que des images filmées de Donn seront projetées au Théâtre de Beaulieu en ouverture de cet hommage que lui rend tout à trac l’actuelle direction du Béjart Ballet Lausanne.

J’ai voulu parler d’un ami. C’est si difficile. Une image pour finir: j’étais assis à côté de Patrick Dupont (qui s’y connaît), nous regardions Donn danser le Boléro, c’était à Gand ou à Bruges, et nous nous sommes dits: «On ne reverra jamais ça.»

A la fin, les cheveux de Donn brillèrent fugitivement et je pensai au vers de Victor Hugo: «Cette ­faucille d’or dans le champ des étoiles»…

* A l’invitation du Temps, l’écrivain, qui fut l’ami de Maurice Béjart, évoque Jorge Donn.

,

François Weyergans

A propos du charisme du danseur