Euro RSCG, quatre garçons dans le temps

Pendant des décennies, Bernard Roux, Jacques Séguéla, Alain Cayzac et Jean-Michel Goudard ont formé le carré magique de la publicité en France avec leur agence RSCG. Sourire et bronzage permanents, ils ont multiplié les folies et incarné jusqu’à la caricature les “fils de pub”. JEAN-BAPTISTE ROQUES revisite leur légende dorée où se croisent Dalí, Tapie, Mitterrand, Chirac, Sarkozy et Emmanuelle Béart en pull mouillé.
RSCG  quatre garçons dans ke temps
Jérôme Sessini pour Vanity Fair

Dans les années 1960, Ned Doyle, Maxwell Dane et William Bernbach régnaient sur la publicité américaine. À la tête de l’agence DDB, les trois hommes portaient des costumes Brooks Brothers, avalaient un bourbon au début de chaque réunion et dynamitaient les codes de la communication avec leur humour new-yorkais. Pour promouvoir les pains de seigle de la marque Levy, ils avaient osé ce slogan : « You don’t have to be Jewish to love Levy’s » (« Pas besoin d’être juif pour aimer les pains Levy »). Tous les directeurs artistiques et les photographes du pays rêvaient de travailler pour eux. Un demi-siècle plus tard, la série télévisée « Mad Men », inspirée de cette épopée, leur a apporté une nouvelle gloire.

Jean-Michel Goudard vient d’en regarder plusieurs épisodes. Ses filles, qui sont anglaises, lui ont offert le coffret DVD de la première saison. Alors ? « Quelle mièvrerie ce truc, franchement », répond-il au téléphone, non sans mentionner sa position : allongé au bord de la piscine de sa villa de Mollégès, dans les Alpilles. Avec ses amis Bernard Roux, Jacques Séguéla et Alain Cayzac, Goudard a autrefois fondé la plus fameuse des agences françaises, RSCG. « Notre histoire, prévient-il, c’était autre chose que cette bluette télévisée. De grâce, ne racontez pas notre vie comme cela ! »

Quand on les a rencontrés pendant l’été 2013, ses trois anciens associés ont tenu à peu près le même langage. Un an plus tôt, leur entreprise avait été rebaptisée Havas World-wide par la maison mère, Havas, le cinquième groupe de communication dans le monde. Quoi de plus logique ? Des initiales formant le sigle originel, seul le S de Séguéla est encore présent dans la société. Les quatre fondateurs ne sont pas fâchés, leurs femmes continuent à se fréquenter, mais une page a été tournée. Ils ont cependant accepté de confier leurs souvenirs. Une « valse à mille temps », selon la formule de l’un d’eux, où se sont croisés Salvador Dalí, Bernard Tapie, Emmanuelle Béart, Peter Fonda et la plupart des candidats à l’élection présidentielle depuis 1981. En France, la publicité moderne doit beaucoup à ce quatuor – sinon presque tout. Dans un pays qui tenait le mot consommation pour une injure, ils ont décomplexé leur profession en multipliant les folies. Rien ne semblait à la mesure de leurs égos. Ils pouvaient produire des films dignes du cinéma pour un réseau d’intérim (Manpower), relancer une marque de lessive (Woolite) et conseiller en même temps un ancien ministre de l’intérieur de la IVe République (François Mitterrand). Tout cela en entretenant un hâle parfait quelle que soit la saison.

SEGUELA, MANNEQUIN AU JAPON
Dans son jardin ombragé de Neuilly-sur-Seine, Bernard Roux jubile : « Avant même de devenir publicitaire, j’ai toujours cherché un métier qui me permette de bronzer sur une plage chaque week-end. » À près de 80 ans, l’homme a de faux airs de Cary Grant période Charade. Fils d’une bonne famille lyonnaise, il s’est engagé dans la marine en 1954, a servi comme navigateur aérien à bord d’un P2V Neptune, et participé aux missions de surveillance de la frontière algérienne, où transitaient les convois d’armes du FLN. « Je dépensais mes primes de risque dans les meilleures tables d’Oran », raconte-t-il, un rien nostalgique. Après l’armée, il enchaîne en métropole les professions aux noms évocateurs des Trente Glorieuses : dessinateur au sein d’un bureau d’études, attaché de direction dans la mécanographie, président d’un groupement de fabricants de rideaux. Un temps, il s’improvise même vendeur de vins en porte-à-porte : sur ses cartes de visite, il se nomme Rémi de Foulanges, en gage de la noblesse supposée de ses flacons.

Au même moment, à la fin des années 1950, Jacques Séguéla commence lui aussi sa carrière sans feuille de route bien précise. Rejeton de la bourgeoisie perpignanaise, il vient de finir ses études de pharmacie. Mais il n’a aucune envie d’attendre le client derrière un comptoir. Prétextant des recherches sur le marché international des plantes médicinales, il convainc son père de lui acheter une 2 CV pour partir en voyage avec un copain. Les deux garçons veulent faire le tour du monde. Au Japon, ils se retrouvent à court d’argent. Pour se refaire, ils proposent à un grand magasin de jouer les mannequins vivants. « Mon goût des projecteurs me vient peut-être de cette expérience de quelques jours dans une vitrine », s’amuse aujourd’hui Séguéla. À l’issue de leur périple, Citroën leur commande le récit de cette Croisière jaune à la mode beatnik. Le livre s’appelle* La Terre en rond* (Flammarion, 1960) ; il se vend à 150 000 exemplaires dans une dizaine de pays. Pierre Dumayet et Pierre Desgraupes, les monstres sacrés de l’ORTF, reçoivent les auteurs dans l’émission « Lecture pour tous ». Dans la foulée, Séguéla est embauché à Paris Match comme reporter, puis par France Soir, le plus grand journal français de l’époque, avec son million de lecteurs et ses sept éditions quotidiennes.

Nous sommes alors au milieu des sixties ; les minets du Drugstore lisent Lui et écoutent Bob Dylan. La vie sourit à Bernard Roux et Jacques Séguéla. Même s’ils ne se connaissent pas encore, les deux hommes partagent la même intuition. La publicité est le seul métier qui permet de faire fortune sans mise de base ni grand diplôme. Havas et Publicis dominent le secteur. Le premier groupe est une émanation de l’État et s’en trouve assuré, sans efforts, des plus beaux contrats de la place. Le second se confond avec son créateur de génie : Marcel Bleustein-Blanchet, un ancien résistant devenu notable de l’ère gaullienne, Légion d’honneur à la boutonnière et marque du peigne gravée dans les cheveux. « Il y avait de la place pour la jeune génération », résume Bernard Roux.

Bernard RouxArchives personnelles de Jacques Séguéla

Bernard Roux (Archives personnelles de Jacques Séguéla).

Les deux hommes se rencontrent dans une petite agence, Axe Publicité. Ils forment très vite un tandem redoutable. Roux occupe le poste de directeur de clientèle ; Séguéla chapeaute la création. C’est l’époque où les publicitaires, à l’affût du dernier gadget, importent des États-Unis les premières machines à écrire à boule, des IBM Selectric. Séguéla porte des bottines Carnaby Street de chez Carvil et des sous-pulls à col roulé en acrylique. En 1969, après une série de campagnes réussies, il a le sentiment d’être devenu indispensable à l’entreprise : avec Roux, il sollicite un rendez-vous auprès des patrons pour leur réclamer 20 % du capital. Pas moins. « Pour qui vous prenez-vous ? » s’entendent-ils répondre. Piqués au vif, ils démissionnent sur-le-champ et créent l’agence Roux-Séguéla. En guise de bureaux, ils squattent des locaux annexes de leur ancien employeur dont ils ont gardé les clés. Le locataire attitré a pour habitude de commencer ses journées de travail à midi. « Chaque matin, nous dévissions sa plaque pour la remplacer par la nôtre, se souviennent-ils. Nous nous arrangions pour fixer nos rendez-vous avant le déjeuner. » L’après-midi, ils posent leurs affaires dans un bar à hôtesses de la porte Maillot, où ils sont les seuls consommateurs jusqu’à la tombée de la nuit.

Le premier client de leur agence est le sénateur héraultais Gaston Pams, un ami de la famille Séguéla. Il leur confie le lancement d’une nouvelle station balnéaire près de Perpignan, Port-Barcarès. Les deux garçons proposent une idée aussi simple qu’efficace : organiser un concert de Johnny Hallyday sur la plage. Le soir venu, l’idole des jeunes chante devant près de 30 000 personnes. Il n’en faut pas plus à Roux et Séguéla pour se décréter « spécialistes de la communication immobilière ». Les commandes affluent. L’agence s’installe au 4 rue Berryer, à deux pas du boulevard Haussmann. Pour les brochures de vente de la tour Totem, un immeuble résidentiel du front de Seine, ils veulent l’image de Salvador Dalí. Le peintre catalan donne rendez-vous à Séguéla au Palm Court, le salon de thé de l’hôtel Plaza de New York. « C’était dingue, se souvient le publicitaire. Avant de signer le contrat, Dalí a émis une dernière condition : je devais accepter que son assistante japonaise me caresse l’entrejambe. » Comment refuser ?

Avec cette collaboration surréaliste, Roux et Séguéla réussissent un joli coup. Mais ils ne sont pas encore connus du Tout-Paris. Pour y parvenir, ils transforment leurs locaux en lieu de happening permanent. Les amis des amis sont bienvenus à toute heure, juste pour la visite. Les patrons dressent une tente au milieu des bureaux. Le port de la mini-jupe est vivement recommandé. Séguéla troque le complet contre des jeans à pattes d’éléphant ; il porte un collier ethnique à perles de bois, comme s’il rentrait du Club Med de Cap Skirring. Chez lui, il fait aménager le salon avec des meubles en plastique de Marc Held. Une douche circulaire transparente trône au milieu du salon ; un espace repas est creusé dans le sol, en sorte que les convives dînent à même la moquette. On sert des menus monochromes sur des plateaux Air France. « Ma femme cuisinait du saumon fumé au melon et à la mimolette, se souvient-il. C’était infect, mais tout le monde en parlait. » Pendant les -vacances, Roux envoie des cartes postales au gotha des affaires : « On vit comme des nababs et pour continuer à payer tout ça, il faudrait qu’on vous rencontre », leur écrit-il. Pas tout à fait le style compassé du PDG d’Havas, Jacques Douce, qui consacrait quinze jours du mois de décembre à la seule rédaction de ses vœux. Derrière leur apparente décontraction, Roux et Séguéla savent toutefois rester sérieux. Sur le papier, ils dressent le profil idéal de leurs futurs associés : 35 ans, sportifs, diplômés d’HEC, travaillant de préférence chez Procter & Gamble, le leader mondial des produits d’hygiène. Quatre hommes répondent à ces critères. Jean-Paul Boulet, alias « ventre plat », qui créera plus tard l’agence BDDP ; Bernard Brochand, futur dirigeant de DDB, actuel député et maire (UMP) de Cannes ; Alain Cayzac et Jean-Michel Goudard. Les deux derniers rejoignent l’agence en 1972 et 1978. « En somme, se réjouit Bernard Roux, nous avons récupéré la moitié du carré magique. »

PÊCHE AU GROS À LA BARBADE

Archives personnelles Jacques Séguéla

Jacques Séguéla et Bernard Roux aux Bahamas en 1976 (Archives personnelles de Jacques Séguéla)

Alain Cayzac est aujourd’hui senior advisor chez Goetz, un cabinet de fusions acquisitions allemand. Il reçoit dans ses bureaux parisiens de l’avenue Marceau, tout près du pont de l’Alma. Derrière lui, le mur est décoré de tombstones, ces petits trophées en plexiglas qui mentionnent les rachats d’entreprise – comme Sportfive par Lagardère pour 800 millions d’euros en 2006 – orchestrés par son entremise. Est-ce le costume gris tourterelle porté sur un col ouvert ? Seule certitude, tout rappelle chez lui le publicitaire au pays des banquiers. Il se souvient de ses premiers pas rue Berryer :
« On m’avait confié l’opérationnel. Roux supervisait les finances et Séguéla, la stratégie.
– Comment vous mettiez-vous d’accord ?
– On ne peut pas se fâcher longtemps avec Jacques. Il n’humilie jamais personne et se montre optimiste en toutes circonstances.
– Vraiment, vous ne contestiez jamais ses décisions ?
– Nous nous sommes accrochés violemment une fois. C’était au sujet de Carrefour. Mais dès le lendemain tout était oublié. »

L’histoire est la suivante : lorsque Séguéla leur parle de son projet pour Carrefour en 1976, ceux-ci pensent qu’il est devenu fou. La chaîne d’hypermarchés veut lancer par voie d’affichage les Produits libres, un label maison – que l’on n’appelle pas encore « marque de distributeur » – destiné à concurrencer les grandes marques. Si l’agence RSCG participe à un tel projet, elle risque de se mettre à dos l’ensemble des industriels. Après un débat sans fin et une nuit de réflexion, les associés acceptent de se ranger aux arguments de Séguéla. Qu’importe si Nestlé résilie aussitôt ses contrats. « Cette campagne nous a donné une image d’affranchis du système, juge aujourd’hui Cayzac. Après cela, tous les entrepreneurs hors-norme ont voulu bosser avec nous. » C’est le cas d’Alain Afflelou et de Bernard Tapie, toujours prêts à accepter les campagnes égocentriques de l’agence : « Il est fou Afflelou » et « Tapie, il marche à la Wonder ».

La même année, Bernard Roux convainc ses camarades de changer de dimension. Le prestigieux groupe Delpire est en liquidation judiciaire. L’agence ne laisse pas passer l’occasion : elle rachète son concurrent à la barre du tribunal du commerce. Et récupère une équipe de 400 collaborateurs, dont la photographe et mannequin Sarah Moon, un somptueux siège social au 76 rue Bonaparte, à Saint-Germain-des-Près, et surtout un portefeuille de clients au sein duquel figure Citroën. Premiers pas dans la cour des grands. Et premiers ennuis avec les pontes d’Havas. Ceux-ci lancent une violente campagne contre la petite agence qui monte. Certains gros clients, comme Fisher-Price, reçoivent une curieuse lettre anonyme annonçant le dépôt de bilan de Séguéla, suivie le lendemain par un courrier de prospection à l’en-tête d’Havas. Or les deux missives présentent la même faute d’orthographe dans l’adresse. Le crime est signé. ###quote### Les quatre hommes ne peuvent laisser passer l’affront. Pour riposter, ils envoient Séguéla sur son front préféré : les médias. En 1978, le « fils de pub » publie un deuxième livre au titre provocateur : Ne dites pas à ma mère que je suis dans la publicité, elle me croit pianiste dans un bordel (Flammarion). « Dans une autre boîte, on aurait détesté ce mec qui roulait en Rolls et partait pêcher le gros à La Barbade avec ses copains, rapporte une ancienne salariée. Mais que voulez-vous ? C’est grâce à son audace que l’agence tournait. » Le gommeux est invité par Bernard Pivot sur le plateau de l’émission « Apostrophes ». Devant 10 millions de téléspectateurs, il plaisante, cabotine, revendique ses turpitudes. « Je suis vaniteux, mégalomane et mauvais époux », fanfaronne-t-il. Le présentateur affecte la réprobation : « Quelle impudeur ! Vous dites que vous avez retrouvé votre première femme dans le lit d’un journaliste et que la seconde est partie avec un de vos clients ? » La réplique fuse : « C’est normal. Je suis trop souvent au bureau. La pub est mon dieu et je suis son prêtre. » Même ses concurrents les plus critiques saluent la prestation. « J’ai toujours trouvé les campagnes de RSCG un peu faciles, indique Violaine Sanson, ancienne présidente pour la France de feue l’agence Bates. N’empêche qu’ils ont fait un bien fou à notre métier. Il fallait du panache pour parler vrai à une heure de grande écoute. »

Jacques SéguélaJérôme Sessini pour Vanity Fair

Jacques Séguéla en 2013 (Jérôme Sessini pour Vanity Fair)

Au cœur de la Défense, la tour Havas voisine avec l’immeuble Bolloré et domine la Seine. Dans son bureau situé au dernier étage, Séguéla parle des années 1970 comme si c’était hier. C’est un survivant. Il est toujours vice-président du groupe qu’il a fondé. On devine cependant qu’il s’ennuie ferme dans ce bâtiment peuplé de stagiaires aux métiers imprononçables comme traffic optimisers ou web influencers. Certains le disent ringard ? À bientôt 80 ans, il ignore les railleries sur sa Rolex et continue d’écrire ses courriers au Mont-Blanc. À l’ère de la présidence Hollande, seule l’évocation de François Mitterrand rallume son regard. « Il fut la chance de ma vie, raconte-t-il. Avant de le connaître, j’étais catholique. Après, j’ai commencé à croire aux forces de l’esprit. » Les deux hommes avaient un lien quasi familial. Georges Vinson, le beau-père de Jacques Séguéla, était l’un des meilleurs amis du président. Par son entremise, le jeune publicitaire fut reçu dans l’intimité des Mitterrand, la maison de la rue de Bièvre, dès les années 1970. « On se croyait chez un notaire de province, se souvient-il. Je lui ai dit en substance : “Que vous le vouliez ou non, vous devez intégrer les méthodes publicitaires.” » Pour les municipales de 1977, il fait ainsi confectionner une affiche de Mitterrand sur laquelle le premier secrétaire apparaît seul, en tenue de week-end, parka marron et écharpe rouge. Le slogan : « Le socialisme, une idée qui fait son chemin ». En découvrant l’image, les camarades de la rue de Solférino manquent de s’étrangler. Ils crient au culte de la personnalité. Séguéla est dénoncé comme un pubard sans conviction politique. « Ce procès m’amuse encore, sourit-il aujourd’hui. À l’exception des extrêmes, pour lesquels j’ai toujours refusé de travailler, je me moque pas mal des idées de ceux que je conseille. » Il en tire même une certaine fierté – et un argument commercial. Dès 1978, il avait organisé une conférence de presse pour dévoiler la liste des personnalités socialistes, gaullistes et giscardiennes qui faisaient appel à ses services. « D’ailleurs, aucun journaliste n’avait paru outré par cet œcuménisme », rappelle-t-il.

UN CANON À NEIGE SUR LA PLAGE
La relation de RSCG avec le futur président prend un tour décisif en 1981. Au début de la campagne, Mitterrand élude les critiques de son parti et accepte de remettre son image entre les mains de l’agence. L’opération de relooking est résumée par Séguéla dans Hollywood lave plus blanc (Flammarion, 1982) : « On le dit vieux, il sera sage. On le dit intellectuel, il sera réaliste. On le dit perdant, il sera tenace. On le dit tacticien, il sera vrai.? Le candidat se voit imposer des costumes rive gauche (Marcel Lassance) et un passage chez le dentiste. « Il n’osait pas sourire, alors on lui a fait retirer deux prémolaires », raconte Séguéla. Pour l’affiche électorale, rendez-vous est donné au petit matin, dans la campagne nivernaise. Le photographe demande au candidat de fermer longuement les yeux avant de regarder l’objectif, histoire d’éviter son fameux clignement de paupières. « La force tranquille » est née.

Affiche de campagne de François Mitterrand pour l'élection de 1981.DR

Affiche de campagne de François Mitterrand pour l'élection de 1981 (Droits réservés).

« Les premiers mois après l’élection de Mitterrand, on perdait un client par semaine, se souvient Jean-Michel Goudard. Le monde des affaires nous en voulait d’avoir pactisé avec la gauche. » L’agence doit monter une campagne spectaculaire pour rappeler son savoir-faire et revenir au centre du jeu. Elle prendra la forme d’un spot pour le réseau d’intérim Manpower. Le plus marquant de la décennie, avec ces dizaines d’ouvriers casqués qui assemblent les pièces géantes d’un puzzle au milieu d’un paysage futuriste. Jannick Le Guillou faisait partie de l’équipe du tournage : « Pour filmer, nous étions restés deux semaines dans les montagnes espagnoles, à une heure de route de Madrid », confie la créatrice de la série « Lea Parker ». Alain Franchet, un ancien assistant de Jacques Demy, est derrière la caméra. Il a fait installer des enceintes géantes qui diffusent une musique de Phil Collins à longueur de journée. Les acteurs évoluent sur un miroir de 400 m2. Des milliers de moustiques s’écrasent en permanence sur le sol, si bien que près de 50 personnes doivent passer le balai à toute vitesse entre chaque prise. Pour couronner le tout, un hélicoptère vole en rase-mottes au-dessus de la scène. Au terme du tournage, le réalisateur retient huit heures de bande au format 35 mm. On lui rappelle qu’il faut en garder à peine une minute. Pour effectuer son choix, il loue une salle de cinéma pour visionner les images brutes sur grand écran. Le spot aura coûté 5 millions de francs. Soit, à l’époque, le prix d’un long-métrage.

Chez RSCG, les story-boards extravagants deviennent la règle. On persuade la belle Emmanuelle Béart de laisser deviner les charmes de sa poitrine sous un pull trempé à la lessive Woolite. On fait décoller une Visa GTI du porte-avions Clemenceau.

On achemine des Alpes un Saint-Bernard et un canon à neige sur une plage des Bahamas. Même Woody Allen se voit proposer un rôle dans un spot pour le Club Med. C’est le producteur Jean-Jacques Grimblat, connu pour avoir fait tourner Claude Sautet (la SNCF) et Luc Besson (les chewing-gums Hollywood), qui est chargé des négociations avec le réalisateur d’Annie Hall. À New York, il est reçu par le secrétaire particulier de la star. « On a commencé à discuter et j’ai vite compris que Woody nous écoutait en cachette dans la pièce à côté. Il avait un code pour communiquer à travers la paroi avec son employé. » C’est-à-dire ? « À chaque fois que je proposais un prix, j’entendais trois coups sur le mur et le type me répondait : “Désolé, ce n’est pas assez.” J’ai jeté l’éponge à 100 000 dollars. »

La bande des quatre : Carton d'invitation parodiant les Beatles pour la fête des 20 ans de l'agence RSCG en 1989, célébrée au château de Versailles (Archives personnelles de Jacques Séguéla).Archives personnelles de Jacques Séguéla

La bande des quatre : Carton d'invitation parodiant les Beatles pour la fête des 20 ans de l'agence RSCG en 1989, célébrée au château de Versailles (Archives personnelles de Jacques Séguéla).

Au milieu des années 1980, il règne une ambiance de soirée tropézienne dans les locaux d’Issy-les-Moulineaux. On y croise, sans raison particulière, le sculpteur César, l’acteur Peter Fonda, le photographe Martin Parr ou le ministre de la culture Jack Lang. La légende prétend que les équipes de la création carburent à la cocaïne. Trente ans plus tard, ils en plaisantent : « Il n’y en avait pas plus qu’ailleurs. Notre truc à nous, c’était plutôt les apéros tequila du jeudi soir qui finissaient à l’aube. » Lors de ces fêtes, on joue avec les lances à incendie, on crie dans des haut-parleurs, on court après sa jeunesse. L’été, les quatre hommes se retrouvent souvent au domaine de Spérone, un petit paradis situé au sud de la Corse. Séguéla et Roux y ont fait construire des villas somptueuses, tout en bois, inspirées de l’architecture de Sea Ranch, une ferme marine près de San Francisco. Ils y ont attiré leurs concurrents, devenus des copains, Jean-Claude Boulet (BDDP) et Philippe Michel (CLM) ou Jean Feldman (FCA). « Chaque midi, se souvient ce dernier, je découvrais sur ma terrasse, autour de la table du déjeuner, de nouveaux jet-setters dont je ne savais rien, sinon qu’ils avaient été envoyés par mon voisin Séguéla. » C’est aussi à Spérone que disparaît Philippe Michel en 1993, victime d’une attaque cardiaque pendant un jogging avec Bernard Roux. Bernard Kouchner, un des habitués du domaine, est appelé en urgence, mais il est trop tard. « Philippe était sans doute le plus doué de notre génération », m’ont confié, émus, la plupart de mes interlocuteurs.

En 1988, l’agence se lance à la conquête du monde. Le quatrième mousquetaire, Jean-Michel Goudard, veut planter le drapeau de RSCG au bord du fleuve Hudson ou du Michigan. Après des mois d’études, il décide de racheter l’agence Tatham Laird & Kutner, installée à Chicago. Elle dispose notamment des budgets Volvo et Procter & Gamble. Pour se présenter, les nouveaux actionnaires organisent un gala à l’hôtel Drake, le palace de la ville. Les quatre associés n’ont peut-être jamais été si proches et si heureux que ce soir-là. Roux est mort de trac. Cayzac tombe dans les bras de Goudard. Séguéla, qui a évidemment oublié son nœud papillon, improvise un discours en franglais. L’assemblée croit à un gag, ce qui provoque l’hilarité générale puis les applaudissements. Ces Frenchies ont décidément du talent. À la fin du laïus, Goudard annonce qu’il s’installe aux États-Unis pour diriger la filiale. RSCG a un coup d’avance sur tous ses concurrents français. Y compris sur le géant Publicis, qui devra attendre 1996 pour racheter le groupe Leo Burnett, créateur du cow-boy Marlboro.

OBJECTIF : SARKOZY 2017 ? 
Au lieu d’agacer ses concurrents, l’agence conserve cependant une belle cote de sympathie. Sans doute parce que la plupart des publicitaires ont alors un ennemi commun : Havas. Ils reprochent à ce mastodonte encore contrôlé par l’État d’exiger des rétrocommissions de la part des médias. Je t’achète des espaces pour diffuser les pubs, tu me reverses un pourcentage en échange. Quand tout va bien, le milieu s’en accommode. Mais la crise du début des années 1990 exacerbe les tensions. Entre la guerre du Golfe et la loi Évin de 1991 qui interdit la publicité pour le tabac et l’alcool, le groupe RSCG commence à vaciller. Après une OPA ratée sur une agence britannique criblée de dettes, les quatre dirigeants perdent la confiance des banquiers. Les comptes sont exsangues. Ils n’ont plus le choix. Dans la plus grande discrétion, ils doivent consentir à céder leur contrôle à Havas. Leurs actions valent alors 200 millions de francs (41,5 millions d’euros actuels). « C’était ça ou la cessation de paiement », m’assure aujourd’hui Séguéla. Le 2 octobre 1991, les 2 000 employés du siège sont convoqués au théâtre d’Issy-les-Moulineaux pour apprendre la nouvelle. Dans la salle, on entend des sanglots. Quelques semaines plus tard, le dernier cocktail de RSCG avant la fusion avec Havas se transforme en demolition party. Les employés balancent dossiers, maquettes et ordinateurs par-dessus les coursives. Puis ils démontent les portes et arrachent les moquettes. Dernier moment de folie avant de rentrer dans le rang. Chacun pressent que le nouvel ensemble, baptisé Euro RSCG, est voué à la normalité.

Jérôme Sessini pour Vanity Fair

Bernard Roux en 2013 (Jérôme Sessini pour Vanity Fair).

Bernard Roux est le premier des quatre à quitter l’agence. En tant que directeur financier, il a vécu ce rachat comme un échec personnel. Trois ans plus tard, Jean-Michel Goudard démissionne à son tour. Il venait de participer à l’élection de Jacques Chirac à la présidentielle. Une affaire orchestrée avec soin : depuis 1993, il préparait cette victoire avec Claude Chirac, jadis stagiaire de RSCG. Le duo a ainsi soumis au candidat du RPR un media training dispensé par le spécialiste américain Roger Ailes, le spin doctor le plus réputé de la Maison Blanche. « Il nous a expliqué que le seul intérêt des sondages était de dicter un agenda aux journalistes. » Et non de comprendre les attentes du peuple ? « Vous plaisantez. Pour cela, il y a les comptes rendus des focus group (des réunions organisées par les instituts d’opinion avec des “échantillons de citoyens représentatifs”). On y découvre ce que les gens pensent vraiment. Ça aussi, c’était une leçon d’Ailes. »

À l’arrivée de Jacques Chirac à l’Élysée, Goudard rejoint le géant BBDO, basé à New York. Il en profite pour ajouter un zéro à son bulletin de salaire. Entre deux campagnes, il continue de dispenser ses conseils à un jeune ami en disgrâce, un certain Nicolas Sarkozy, rongé par la déprime post-balladurienne. Il l’accueille chez lui, le réconforte et va même plaider sa cause à Brégançon auprès du président Chirac. « C’était Bernadette qui semblait lui en vouloir le plus », note-t-il avec un soupçon de malice. Deux mandats plus tard, il se retrouve dans l’équipe de campagne de Nicolas Sarkozy. Le slogan « Ensemble tout devient possible » lui devrait beaucoup. « J’avais proposé “Ensemble tout est possible”, mais Nicolas a remplacé le verbe “être” par “devenir” », confie-t-il. Quelques mois plus tard, le nouveau président lui donne un bureau à l’Élysée. « J’ai travaillé au Palais pendant quatre ans sans toucher un sou », précise-t-il. On le devine en réserve de la République. Plus tôt dans la journée, avec quelques amis, il a regardé passer le Tour de France aux pieds des Baux-de-Provence. La belle vie. En attendant, peut-être, le retour de Nicolas Sarkozy dans quatre ans.

Jérôme Sessini pour Vanity Fair

Alain Cayzac en 2013 (Jérôme Sessini pour Vanity Fair).

En 2006, Alain Cayzac se retire à son tour du groupe, après que Vincent Bolloré en a pris le contrôle. Il n’avait guère le choix : quelques mois plus tôt, il s’était prononcé publiquement contre l’arrivée de l’homme d’affaires (il est toujours en procès avec lui au sujet du montant de ses indemnités de départ). Grâce à ses connexions dans le milieu du football, il prend la présidence du PSG, époque pré-qatarie. « Comme nous ne pouvions pas nous payer des vedettes, j’ai fait en sorte qu’il y ait quand même des stars chez nous : les supporters », se souvient-il. Ce qui n’a pas suffi. Après deux saisons sans éclat, il doit démissionner. Pendant notre entrevue, j’ai tenté de titiller son esprit d’équipe pour qu’il accepte de poser aux côtés de ses trois anciens associés. « Hors de question, m’a-t-il répondu. C’est comme si vous demandiez de prendre une photo avec des amis devant une tombe. La marque RSCG est morte et enterrée. » Jean-Michel Goudard en plaisante : « C’est mieux ainsi. Cette boîte finissait par me faire honte. »

Jérôme Sessini pour Vanity Fair

Michel Goudard en 2013 (Jérôme Sessini pour Vanity Fair).

Des quatre cofondateurs, seul Séguéla semble encore y croire. Il parle des pays émergents, évoque les marchés à conquérir, vante les mérites du candidat chilien Marco Enríquez-Ominami : 40 ans à peine, un ancien réalisateur de telenovelas devenu député progressiste. Le publicitaire le connaît depuis quinze ans. En ce moment, il le conseille pour l’élection présidentielle qui se tiendra le 17 novembre. Son ami « Marco » ne sera sans doute pas élu, mais Séguéla assure que son tour viendra en 2017. Ce serait alors une confirmation de son slogan préféré : « La pub mène à tout pourvu qu’on n’en sorte pas. »

*Jean-Baptiste Roques

Cet article est paru dans le numéro 5 de Vanity Fair publié en novembre 2013.*